Le crime
que je n’ai pas commis
Saint-Gilles, 15 janvier 1208
Un homme est mort ce matin sur mes terres de Provence. Ce n’est pas un homme ordinaire : Pierre de Castelnau était légat du pape.
Ce n’est pas, non plus, une mort ordinaire : le représentant du chef de l’Église a été assassiné.
Au lever du jour, avec son escorte, il s’apprêtait à traverser le Rhône pour quitter mes territoires et faire route vers Rome. Un cavalier surgi d’un taillis a percé de sa lance le flanc de Pierre de Castelnau. Profitant de la surprise, de la confusion et de la pénombre, le meurtrier a réussi à prendre la fuite. Ses compagnons prétendent que, dans son agonie, Pierre de Castelnau a prié pour le pardon de son assassin. Cette indulgence ne lui ressemble guère. Sentant la mort approcher, sans doute voulait-il ainsi expirer en odeur de sainteté. Au chant du coq, allongé dans le limon noir de la berge, enveloppé dans son grand manteau de voyage, grelottant de froid et, peut-être, de peur, il a reçu la communion. Lorsque le soleil a élevé son disque rouge, parfaitement circulaire, au-dessus des brouillards fumants sur les eaux du delta du Rhône, il était mort.
Je ne pleure pas Pierre de Castelnau, qui n’a cessé depuis des années de me tourmenter. Je ne prie pas pour le repos de son âme. Comment pourrais-je le faire ? Il m’en a rendu incapable. Il m’a frappé d’excommunication. Mais si je ne pleure pas, je tremble. L’assassinat de Pierre de Castelnau est pire qu’un crime : c’est un sacrilège. Le représentant du pape a été embroché. Pour l’Église, le flanc du Christ est une nouvelle fois percé par la lance du centurion romain.
Je pressens qu’à cette mort violente d’autres, innombrables, vont bientôt succéder.
Le rêve revient sans cesse. La bête me poursuit… Je tente de lui échapper, mais ma course n’est pas assez rapide. Le fauve est sur mes talons. J’entends son souffle rauque, je sens la chaleur de ses naseaux fumants. Le sol est lourd, je m’y enlise et les sabots du monstre en font jaillir des giclées de boue sanglante. Au crépuscule, ces images me hantent lorsque je cherche le sommeil. La bête est à nouveau sur mes traces dès les lueurs de l’aube. Cette poursuite dure depuis des années. J’ai toujours pu lui échapper, mais je perds du terrain. Aujourd’hui, le mufle est proche. Lentement je me retourne pour lui faire face.
Point n’est besoin d’aller consulter l’un des nombreux devins qui gagnent leur vie en interprétant les songes. J’y vois clair dans le mien tant il fait de mes nuits le fidèle reflet de ce que sont mes jours. Depuis que je gouverne le pays toulousain, la bête dévastatrice rôde, prête à charger, à piétiner, à transpercer. Je l’ai toujours reconnue : c’est la guerre. Je me suis efforcé de l’éviter quoi qu’il en coûte, avec succès jusqu’à ce jour, au prix de ruses, de concessions, de reculs calculés. Au prix de mariages raisonnés dans lesquels je plaçais parfois plus d’espoirs politiques que je ne trouvais de plaisirs amoureux. Et peut-être, demain, au prix de mon orgueil ou de mon amour-propre. Car celui qui recherche la paix encourt le mépris. On le suppose incapable de se battre, prêt à tout sacrifier pour sauver sa vie et sauvegarder son pouvoir.
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La lugubre procession avance lentement, portant la dépouille de Pierre de Castelnau. Le cortège funèbre gravit le raidillon menant à la citadelle, puis longe les remparts de Saint-Gilles. Il est escorté par une douzaine de mes cavaliers. Aussitôt informé du drame, j’ai dépêché sur les lieux mon fils naturel, Bertrand, et ses écuyers. Les hommes du légat et les soldats toulousains franchissent ensemble la porte du rempart pour pénétrer dans une ville silencieuse.
D’ordinaire bruyante et animée à cette heure de la mi-journée, la cité semble porter un deuil ostentatoire. Fort intelligemment, la population signifie ainsi que nous ne sommes pour rien dans ce meurtre. Certes, beaucoup retiennent dans leur poitrine la joie que leur cœur éprouve, mais nul ne laisse paraître ses sentiments.
Au seuil de l’église abbatiale où l’excommunication m’interdit de pénétrer, je salue le cortège. J’ai fait porter un marc d’argent au meilleur sculpteur pour qu’il entreprenne l’exécution d’un caveau dans la crypte. Plus que quiconque, je dois participer au deuil, car ma violente colère d’hier me désigne comme le coupable : j’ai publiquement menacé de mort Pierre de Castelnau.
C’était un cri de rage contre cet homme qui m’avait excommunié et jetait l’« interdit » sur mes terres, privant ainsi leurs habitants du secours des sacrements. C’était un cri de colère contre l’arrogance de ce légat dont la malédiction venait de résonner sous la voûte de mon propre château de Saint-Gilles, en présence de mon entourage scandalisé :
— À partir d’aujourd’hui vous êtes l’ennemi de Dieu et des hommes ! Vous n’êtes plus Raimond de Toulouse. Vous êtes Raimond l’hérétique. Raimond le Cathare ! m’a-t-il lancé. Vos sujets sont relevés de tout serment de fidélité envers vous ! Qui vous dépossédera aura raison de le faire ! Qui vous tuera sera béni !
Cette menace a provoqué la mienne. Mon emportement était légitime, le voici désormais fatal. Ils tiennent enfin le chef d’accusation dont je ne saurai jamais me disculper. Le motif de guerre leur manquait jusqu’à ce jour pour justifier, leur soif de revanche religieuse et de conquête militaire. Il leur fallait une rupture irréparable pour attirer sur moi la condamnation de l’Église. Le pape va trouver enfin l’argument qui lui manquait pour appeler à la croisade contre mon pays. L’autre légat, le pire, Arnaud Amaury, est aussitôt parti pour Rome afin d’attiser la colère d’Innocent III et le dresser contre moi.
C’est lui, le chef du parti extrémiste, qui va entreprendre le pape sans que je puisse le contredire, rétablir les faits et présenter ma défense. On ne recherchera pas la vérité. C’est moi que l’on traque et je serai seul dans la lumière aveuglante des fausses accusations.
Tant d’autres, pourtant, auraient pu ordonner ou commettre ce meurtre ! Innombrables sont ceux qui vouent aux légats, Pierre de Castelnau, et surtout Arnaud Amaury, une haine inexpiable. Ces prélats n’ont cessé de nous harceler, de nous humilier, de pourchasser implacablement les meilleurs des nôtres. Ils ont bafoué nos coutumes, nos usages et notre mode de gouvernement Par leur brutalité, ils ont blessé les corps, les âmes et les cœurs.
Incarnant la force et le pouvoir du pape dont ils sont depuis plusieurs années les représentants sur nos terres, les légats ont pour mission d’extirper l’hérésie. Mais en agissant de manière détestable, ils la propagent.
Leur arrogance met en lumière l’humilité des hérétiques qu’ils viennent combattre. La richesse des équipages, les vêtements brodés d’or, les bijoux précieux des légats du pape et des gens d'Église rendent plus admirable encore le dénuement dans lequel vivent volontairement ceux que l’on appelle, justement, les Bons Hommes. Ces pasteurs de l’Hérésie sont si proches de Dieu qu’ils n’ont plus de goût pour les biens de ce monde. Touchant d’abord les cœurs par l’émotion, leur foi emporte ensuite les âmes. Jamais je n’ai embrassé l’Hérésie, mais je n’ai jamais haï les hérétiques. Mon esprit ne s’est pas laissé gagner par leur doctrine, mais mon cœur a été plus d’une fois touché par la vie exemplaire des Bons Hommes qui forment leur clergé.
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Tout au long du siècle dernier, cette religion a gagné sympathie et influence dans les rangs de notre noblesse, chez les habitants des cités et même parmi les paysans. Devenu comte, j’ai voulu en être instruit Quand il était à Toulouse, je demandais à Guilhabert de Castres, l’hérétique le plus respecté parmi les siens, de venir au château Narbonnais. Je le priais de n’arriver qu’à l’obscurité tombée, seul et en secret, afin que l’évêque ne sache rien de ces visites. Tel un spectre, vêtu de noir et couvert de son capuchon, il se glissait hors de la cité pour venir gratter à la porte du château, où un serviteur discret l’introduisait en silence.
Jusque tard dans la nuit nous parlions de cette religion dont j’avais entendu dire tant de mal et qui portait d’innombrables noms : cathares, Albigeois, Parfaits, bogomiles, bougres, manichéens…
— Si tu veux être amical, appelle-nous « Bons Hommes » ou « Bonnes Dames », « Bons chrétiens » ou « Bonnes chrétiennes ». C’est tout ce que nous aspirons à être. Un moine allemand nous a désignés du nom de « cathares », que l’Église emploie contre nous. « Parfait » est un terme également forgé par l’Église de Rome. Dans les procès qu’elle fait aux nôtres, elle les nomme « Hereticus Perfectus ». Ces noms sont inventés par la Grande Prostituée de l’Apocalypse.
— Tu hais l’Église.
— De tout mon cœur. Car elle n’est que mensonge. Regarde autour de toi : la douleur, la maladie, la souffrance, la pauvreté, les incendies, les famines, les épidémies… Comment peux-tu croire que Dieu ait voulu tout ce mal ? Comment pourrait-Il en être le créateur ?
— Et quel autre Dieu serait le Créateur ?
— Aucun. C’est l’œuvre du principe du Mal. Et tant que nous vivons sous l’empire de la matière, nous ne pouvons pas nous affranchir du Mal. Chacun demeure sur cette terre et se réincarne indéfiniment dans d’autres êtres humains ou dans le corps d’un animal. L’enfer n’est pas dans l’au-delà. Il est ici-bas.
— Et le salut ?
— Tu ne peux le trouver que dans une lutte de chaque instant pour échapper au Mal qui nous environne. On peut s’en extraire en se refusant à tous les plaisirs, à toutes les tentations. C’est terriblement difficile. Comme tous les Bons Hommes, je m’y astreins. Aucun commerce charnel, aucune consommation de viande, aucune possession, aucune richesse, aucun pouvoir. C’est à ce prix que l’on peut échapper au cycle infernal dans lequel nous sommes tous pris.
— Ta religion ne me laisse aucun espoir. Je suis riche, puissant, j’aime les femmes, la musique et le gibier.
Pour la première fois, je l’ai vu rire.
— Comme tous. Mais peut-être, comme quelques-uns, auras-tu la force de surmonter tes faiblesses. Tu mériteras alors le consolament. C’est notre sacrement. Le seul.
— Et la confession, le mariage ?
— Avouer ses fautes à des prêtres indignes ! Demander à Dieu de bénir la fornication !
— Il est donc vrai que vous êtes les ennemis de la famille. On dit que vous recommandez l’inceste.
— Calomnies ! L’acte de chair est mauvais puisqu’il perpétue le Mal. Qu’importe s’il mêle époux, amants, frères et sœurs ou fils et mère ! Il est maléfique. Et le mariage le rend plus ignoble encore puisqu’il prétend y mêler Dieu.
Les privations et les jeûnes ont donné à Guilhabert de Castres un visage de cire et un regard de flamme. Sans me lasser, je l’ai écouté me raconter la longue histoire de leur croyance.
— Elle vient de loin dans le temps et dans l’espace. Notre foi se professait plusieurs milliers d’années avant la naissance du Christ. Zoroastre et Mani figurent parmi nos prophètes. Persécutés par l’Église byzantine et, plus tard, par l’Islam, les nôtres furent massacres en Mésopotamie et en Arménie. Beaucoup de prisonniers furent exilés et jetés sur les côtes de Dalmatie. Ils s’établirent dans les Balkans, principalement en Bulgarie. C’est pourquoi on nous appelle parfois « bougres ». Ils vivaient et priaient sous l’autorité spirituelle d’un pasteur nommé Bogomil, l’« aimé de Dieu ». À partir de là, notre foi s’est répandue dans tout l’Occident.
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L’Hérésie a pénétré nos terres il y a déjà plus d’un siècle. Cette nouvelle croyance a fait son apparition dans l’Empire germanique, en Angleterre, en Italie et en de multiples provinces du royaume de France ; Flandres, Champagne, Lyonnais, Normandie. Elle fut partout férocement combattue. Tout au long du XIIe siècle, de multiples conciles de l’Église romaine ont ordonné de traquer les hérésies, dont les prédicateurs étaient voués aux bûchers.
Elle cheminait secrètement mais on la débusquait par des méthodes d’une absurde cruauté, telle que l’ordalie du feu. Il suffisait d’une accusation étayée par quelques soupçons ou de légers indices pour y procéder. Le tribunal ecclésiastique présentait à l’accusé une barre de fer chauffée à blanc C’est le jugement de Dieu : si le suspect se brûle les mains, il est déclaré coupable et condamné à périr dans les flammes. S’il refuse l’épreuve, c’est un aveu sanctionné par la même condamnation.
Ces coutumes prévalent dans les régions où les seigneurs joignent leur autorité à celle des évêques pour organiser ces persécutions. Dans notre pays, nous refusons depuis longtemps de nous prêter à ces simulacres de justice. Comment pourrions-nous martyriser des hommes et des femmes aussi respectables, exigeants envers eux-mêmes et indulgents envers les autres ?
Si je n’ai jamais songé à les rejoindre, je n’ai jamais accepté non plus de les persécuter, ainsi que le pape et ses légats l’exigent impérieusement Ma morale me l’interdit. Les Bons Hommes sont plus fidèles aux enseignements du Christ et à l’exemple des premiers chrétiens que bien des ecclésiastiques qui sombrent aussi souvent que nous dans le péché.
La réalité politique m’empêche également de chasser les hérétiques de mes terres. Les mœurs de notre pays veulent que la prière soit libre et que chacun puisse l’adresser au Dieu qu’il aime. Les Bons Hommes, pasteurs de l’hérésie, et les Croyants, leurs fidèles, sont désormais si nombreux que leur persécution serait une mutilation de notre peuple. Et ni le peuple ni moi ne pouvons y consentir. C’est trop tard.
Mais aujourd’hui Rome nous accuse de duplicité et nous reproche de n’avoir rien fait pour endiguer la propagation hérétique. Pour mon malheur, un homme encore jeune est monté sur le trône de saint Pierre au moment où j’héritais de la couronne toulousaine. Il n’avait que trente-six ans lorsque, sous le nom d’Innocent III, il prit en charge l’Église romaine. Son pontificat promettait d’être long. Dès son élection il a déclaré la guerre aux hérétiques.